
Luxe, dupes & désinformation : le Luxe confronté à la viralité
Et si, en 2025, la notion de Luxe ne se résumait plus au savoir-faire, à l’excellence, au statut, à l’innovation et à la rareté, mais révélait les prémices d’une redéfinition profonde ? Sur TikTok, les dupes ne se cachent plus. Ils s’assument, se comparent, se partagent. Une vague de contenus en provenance de fabricants chinois agit comme un catalyseur. Ces vidéos, massivement relayées, interpellent une audience mondiale désormais sensible à la transparence, à l’accessibilité et à la valeur d’usage, quitte à reléguer l’exclusivité au second plan. Le sac à 200 € devient alors le symbole d’un arbitrage éclairé. L’imitation ? Un choix assumé, parfois même revendiqué.
Le Luxe à l’épreuve de la désinformation virale ?
Longtemps associé à un artisanat d’exception et à une production localisée, principalement en Europe, le secteur du luxe se retrouve aujourd’hui confronté à de nouvelles zones d’ombre, attisées par la viralité des contenus circulant sur les réseaux sociaux.
Sur TikTok, plusieurs fabricants basés en Chine affirment être à l’origine d’une part significative des sacs commercialisés par des Maisons emblématiques telles qu’Hermès, Louis Vuitton ou Gucci. Et ce, malgré la présence d’étiquettes indiquant « Made in Italy » ou « Made in France ». D’autres marques mondiales comme Nike ou Lululemon sont également mentionnées, mais c’est bien le luxe qui cristallise l’attention. L’un de ces créateurs avance par exemple un coût de fabrication estimé à 1 400 dollars pour un sac Hermès Birkin, vendu près de 20 000 dollars en boutique. Selon lui, « 90 % du prix payé est pour le logo ».
Ce phénomène dépasse le cadre anecdotique des contenus viraux. Il s’inscrit dans un contexte géopolitique tendu, marqué par les rivalités commerciales croissantes entre la Chine et les États-Unis. En janvier dernier, Donald Trump annonçait ainsi son intention d’imposer une surtaxe de 145 % sur les produits importés de Chine.
Dans ce climat, plusieurs fabricants chinois investissent massivement les plateformes sociales. Leur stratégie : valoriser leur savoir-faire, dévoiler les coulisses de leurs ateliers et offrir un accès direct à leurs créations.
TikTok, DHgate ou encore AliExpress deviennent ainsi des vitrines commerciales et stratégiques, façonnant de nouvelles dynamiques de consommation. En quelques jours, DHgate s’est hissée au rang de deuxième application la plus téléchargée sur l’App Store américain, portée par une promesse claire : proposer des produits au design soigné, à des prix imbattables, en contournant les circuits traditionnels du luxe.



résultats TikTok sur #chinamanufacturer
likes sur le post le plus engagement #ChinaManufacturer
engagements sur les posts mentionnant "china manufacturer" hors TikTok
Luca Solca, analyste chez Bernstein, observe dans The Business of Fashion que la prolifération récente de contenus sur ce sujet « ressemble à une offensive orchestrée ». Ces vidéos, souvent supprimées puis repostées via de nouveaux comptes, circulent massivement sur TikTok, alimentant une mécanique virale difficile à enrayer.
Derrière cette vague de publications, l’intention des fabricants semble claire : séduire une clientèle internationale. Pour y parvenir, ils rendent leurs produits visibles, accessibles et attractifs. L’usage de l’anglais, les prix affichés en dollars, et le recours à des formats courts, engageants et viraux renforcent cette orientation. Tout laisse penser qu’ils ciblent prioritairement un public nord-américain. Cette stratégie s’inscrit aussi dans une logique de contournement : elle vise à capter des capitaux par des circuits de distribution alternatifs, en réponse aux menaces de surtaxes américaines annoncées par Donald Trump.
Mais au-delà de ces objectifs commerciaux, l’impact est plus large. Cette exposition répétée contribue, sciemment ou non, à redéfinir la perception du luxe. En valorisant des articles fabriqués avec un savoir-faire proche de celui des grandes Maisons, mais proposés à des prix bien inférieurs et dépourvus de logos, ces acteurs créent un espace de consommation parallèle.
À l’image des « fake markets » de Shanghai, ce marché est désormais numérique. Il capte l’attention, brouille les repères traditionnels et redistribue les codes de la valeur perçue. La frontière entre original et équivalent, entre prestige et accessibilité, devient plus floue que jamais.
Face à cela, quelles postures adoptent les Maisons de Luxe ?
À l’heure où certaines vidéos virales suscitent des interrogations sur l’origine réelle des produits de Luxe, la plupart des grandes Maisons ont choisi de ne pas réagir publiquement. Si certains spécialistes considèrent ces contenus comme relevant de la désinformation, rares sont les prises de parole officielles à ce sujet. Hermès fait figure d’exception en affirmant sur son site que l’ensemble de sa production est réalisée en France, une information relayée par le New York Times.
Selon The Business of Fashion, plusieurs groupes du secteur auraient partagé en interne une note visant à sensibiliser à la désinformation et à la lutte contre les contrefaçons. Cette démarche reste cependant confidentielle, aucun communiqué public n’étant venu l’accompagner. Sollicitées sur ce sujet, des Maisons telles qu’Hermès, Chanel, LVMH ou Kering n’ont pas souhaité faire de commentaire.
Cette discrétion peut s’expliquer par un environnement réglementaire particulièrement technique. Il est par exemple légal d’apposer la mention « Made in Italy » dès lors qu’environ 45 pour cent des coûts de production sont associés à l’Italie. Ce calcul inclut des éléments indirects, même si certaines étapes majeures, comme l’assemblage, sont réalisées ailleurs. Une subtilité de plus en plus connue du public, qui vient relativiser l’idée d’une fabrication exclusivement européenne.



Entre perception des audiences et expérience client : l’émergence d’une dissonance ?
Malgré l’ampleur du phénomène, l’absence de réaction publique des Maisons n’a pas suscité de critiques virulentes sur les réseaux sociaux. Si les premières vidéos virales dénonçant les conditions de fabrication des produits de luxe ont provoqué une vague d’indignation, les réactions du public ont depuis évolué. Le débat s’est déplacé vers des échanges plus nuancés.
Sur TikTok et d’autres plateformes, la stupeur initiale a fait place à un mélange de curiosité, d’étonnement, d’interrogations, de vérifications et parfois à un sentiment de trahison. Très vite, la conversation a changé de ton. Tutoriels, bonnes affaires, liens vers des sites de revente, vidéos de déballage ou comparaisons entre pièces iconiques et modèles sans marque se sont multipliés. Ce nouveau récit traduit une recherche active de solutions pour accéder à l’esthétique du luxe à moindre coût.
Si ce mouvement ne semble pas remettre en cause la fidélité des audiences les plus engagées, il installe une forme de distance, parfois teintée de défiance. Notamment chez les jeunes générations. Entre désir de transparence, esprit critique et volonté d’émancipation face à un système perçu comme opaque, beaucoup explorent d’autres voies. Les dupes, ces pièces sans logo mais de plus en plus proches des modèles originaux, s’imposent comme des alternatives assumées. Et après achat, les retours d’expérience sont globalement positifs de la part des audiences. Ces objets ne sont plus perçus comme de simples copies, mais comme des produits valorisés pour leur qualité perçue et leur accessibilité.
Cependant, les clients habitués des Maisons de Luxe notent un écart réel entre la copie et l’original.
Dans ce climat de questionnement, la clientèle du luxe fait preuve de discernement. Certains ont pu s’interroger en découvrant des vidéos mettant en scène des fabrications de haute qualité. Pourtant, ils identifient rapidement les dissonances. En confrontant les contenus circulant sur TikTok à des sources fiables, comme le site d’Hermès, beaucoup relèvent les imprécisions. Ils pointent la montée de la mésinformation, et s’attachent à comprendre le sens réel de certains termes, tels que « primarily » ou « manufactured« , souvent mal interprétés ou volontairement détournés.
Les clients ne sont donc pas dupes.
Quand les créateurs de contenu s’en mêlent
Plusieurs créateurs de contenu spécialisés dans la mode ont saisi l’occasion offerte par cette séquence médiatique pour rappeler une réalité souvent ignorée. Contrairement aux idées reçues, la fabrication en Chine ne peut être réduite à une simple notion de moindre qualité.
Au contraire, ils mettent en avant l’excellence de nombreux savoir-faire techniques présents sur le territoire. Ils soulignent l’existence d’unités de production performantes, rigoureusement organisées et soumises à des standards de contrôle parmi les plus stricts. Cette prise de parole contribue à nuancer les perceptions, en valorisant une expertise souvent invisibilisée dans les récits dominants sur le luxe.

Vu que tout le monde parle du made in China dans la mode comme s’il s’agissait d’une contrefaçon d’élégance, il serait temps de comprendre une chose. Ce n’est pas parce que c’est fait en Chine que c’est mauvais. Parfois c’est juste mieux fait que tout le reste. […]
Au-delà de la polémique : vers une redéfinition culturelle du Luxe auprès des audiences ?
La récente controverse autour du « Made in China » ne peut être réduite à une remise en cause directe des grandes Maisons. Elle révèle plutôt une transformation progressive du regard que portent les audiences sur le luxe. Loin de provoquer une indignation durable, ces fausses révélations sur les coulisses de la fabrication ont ouvert un espace de réflexion. Pour certains, elles constituent même le point de départ d’une redéfinition contemporaine du luxe.
Pour une partie croissante des audiences, en particulier chez les jeunes générations, l’idée même du luxe se transforme. Elle ne se limite plus à un logo, à une provenance géographique ou à un récit institutionnalisé. Elle s’évalue désormais à travers la qualité perçue, la transparence des processus de fabrication, et la justesse perçue entre valeur d’usage et prix payé. Il s’agit d’une approche plus informée, où le sens accordé à l’objet compte autant que le prestige de la marque. Dans cette nouvelle grille de lecture, les « dupes » ne sont plus systématiquement considérées comme de simples copies trompeuses. Ils apparaissent parfois comme des alternatives pertinentes, cohérentes avec des attentes qui privilégient le pragmatisme et l’accessibilité.
Dans le même temps, la montée en puissance de la Chine dans les segments haut de gamme contribue à redessiner les repères traditionnels. Elle invite à dépasser l’opposition binaire entre excellence occidentale et production asiatique. Le luxe ne dépend plus uniquement d’une origine. Il repose sur l’attention portée à chaque étape de la fabrication, quel que soit le lieu.
Ce changement de regard ne remet pas en cause les fondements du luxe. Il les inscrit dans un récit renouvelé, façonné par des audiences sensibles à des narrations multiples : parfois véridiques, parfois perçus comme tels, parfois erronés. Dans ce paysage mouvant, les fondamentaux des grandes Maisons prennent une importance accrue. Ils permettent de démontrer la rigueur des savoir-faire, de construire des contre-récits crédibles, et de préserver l’intégrité de leur promesse.